AKEO

Dimanche 22 juin. Le Zénith plein à craquer, l'ambiance des grands jours. Les stars, cet après-midi-là, sont pourtant d'illustres inconnus : Jean-Claude Martini, Gilbert Husson, André-Pierre Alexandre, Thierry Vavasseur et d'autres. Le public les adule, connaît jusqu'aux prénoms et visages de leurs tendres et chères, applaudit à tout rompre à la moindre de leurs apparitions. Drôles de fans, en fait : tailleur de rigueur pour ces dames, cravate pour ces messieurs.

Imaginez la scène : ces quelque 6 000 personnes sont venues assister à ce qui se présente comme une « révolution du marketing ». En fait, pour la coquette somme de 175 francs, elles ont droit à des shows laser et surtout à six heures de discours, leçons de morale et autres conseils de bon aloi, une apologie sans fin d'une entreprise baptisée FAR (Fédération d'agrément des réseaux), de sa nouvelle marque, Akeo, et de son nouveau système, la franchise. Le discours, pourrait-on dire, est classique : vous êtes les meilleurs, les élus, face aux réprouvés. « Dans cette société [FAR], le fort est au service du faible et du pauvre ! » C'est évident, Michel Labasor prêche des convaincus. Certains ont accroché des banderoles à son nom ; quelques diamants y sont dessinés. Ces diamants, d'ailleurs, sont dans tous les yeux, y compris dans ceux des orateurs sur écran géant.

Car le discours est clair : la FAR est fournisseur de success stories. L'attestent tous ses distributeurs qu'on honore sur scène. Apparemment, la carrière de certains d'entre eux est déjà longue. Pourtant ce ne peut être à la FAR, puisque la société, numéro un de la vente multiniveau en France, n'a qu'un peu plus d'un an et demi d'existence. Où, alors, oeuvraient-ils auparavant ? Pourquoi ces allusions, et surtout ce flou sur le passé ? Un indice : la présence, dans la salle, d'un homme discret, apparemment bien sous tous rapports. Lionel Charles, félicité sur scène par ses pairs, a déjà fait parler de lui. Il fut en effet président du conseil d'administration de Cedipac SA, une secte de type évangélique, selon le rapport parlementaire publié en décembre 1995.

Lionel Charles fut, par ailleurs, mis en examen pour infraction à la réglementation sur la vente pyramidale. Cedipac était plus connue, en fait, sous sa première dénomination, GEPM, Groupement européen de professionnels du marketing. Cette société a défrayé la chronique en 1995. Fondée en 1988 par Jean Godzich, américain d'origine polonaise né dans le Pas-de-Calais (voir encadré), elle a connu une croissance exponentielle : un chiffre d'affaires de 650 millions de francs en 1994, grâce à son réseau pyramidal de 50 000 distributeurs. Au-dessus des simples mandataires, les 1 300 « distributeurs centraux », inscrits au registre du commerce. Parmi eux, une élite : les « Ambassadeurs », les « Excellences », et les quatorze « Diamants », tous mis en examen pour vente pyramidale.

Avant cet épisode juridique, ils s'étaient fait des fortunes sur le dos des vendeurs. Catalogues, stocks, matériel pédagogique, voyages d'entreprise, ces derniers devaient tout acheter. Certains se ruinèrent parce qu'ils crurent à l'idéologie quasi religieuse du Groupement. Plus de 200 personnes portèrent plainte. Le changement de dénomination, en octobre 1995, n'y fit rien : en novembre, Cedipac, ex-GEPM, cessa de payer ses distributeurs. Dans toute la chaîne, de la base aux Diamants, certains en furent pour leurs frais. Cedipac leur devait des centaines de milliers de francs. Trop tard. Elle fut mise en liquidation judiciaire et ses actifs furent rachetés.

On l'aura compris, l'histoire ne s'arrête pas là. A l'instar de Lionel Charles, presque tous les anciens dirigeants du Groupement se sont en fait reconvertis. Et pour cela, ils n'ont guère attendu. Dès le 21 août 1995, Lionel Charles envoyait une « note confidentielle » à trois Diamants. Il leur écrivait avoir confié à Jean-Claude Martini une collecte de fonds auprès des Excellences pour constituer le capital social d'une nouvelle société, « avec la caution de Jean Godzich ». En novembre, quelques jours après l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de Cedipac, la grande famille du Groupement se retrouvait au siège social, pour porter la FAR sur les fonts baptismaux.

Rien de très nouveau, en fait, puisque la FAR a les mêmes activités de vente multiniveau. Les 12 membres du conseil d'administration de cette coopérative à capital variable sont tous d'anciens dirigeants du GEPM ou de ses filiales. Quelques exemples parmi d'autres : Michel Labasor, ancien président du GIE des Centraux, la société des distributeurs du GEPM. Mais aussi André-Pierre Alexandre et Christian Berg, anciens Diamants. Sans oublier Thierry Vavasseur, considéré à l'époque comme le fils spirituel du « gourou », Jean Godzich. Enfin, le président du conseil d'administration de la FAR, Jean-Claude Martini, était Excellence, et le directeur général, Gilbert Husson, intervenant. De tout cela, bien entendu, pas un mot au Zénith.

L'élite n'est pas seule à avoir repris du service. La coopérative compte 350 adhérents, tous commerçants. La plupart étaient déjà « distributeurs centraux » au Groupement. Ils sont le sommet d'un réseau de 15 000 vendeurs indépendants. « Seulement 60 % d'entre eux appartenaient au Groupement », note Gilbert Husson, directeur général. Ceux qui ont préféré abandonner se sont d'ailleurs fait insulter. Ils le racontent à l'envi : « on nous a traités de traîtres, de lâches, de rats... » Jean-Charles Courcot, ancien consultant du GEPM, auteur d'un roman à clé (1) sur l'affaire, confirme l'usage fréquent de pressions psychologiques.

En tout cas, nombre de vendeurs ont rempilé. Ces distributeurs sont rémunérés selon un plan de commissionnement complexe. Ils n'ont aucun salaire fixe, sont uniquement payés à la commission - pour 100 francs de produits vendus, ils touchent 18,50 francs - et sont intéressés au chiffre d'affaires de la « lignée » qu'ils ont recrutée (environ 5 %). « Etant donné que vos recrues recruteront à leur tour, vous n'en finirez pas de toucher des dividendes... » C'est du moins ce que font miroiter les promoteurs du système. S'agit-il de vente pyramidale, une activité interdite ? Pas certain, la loi est peu claire. Toujours est-il qu'avant même d'avoir signé votre contrat, vendu le moindre produit, votre ascendant vous demande déjà une liste de 10 connaissances à recruter. Pourquoi ? Parce que vos vendeurs, et c'est là la perversité de la formule, seront avant tout, sans s'en rendre compte, des acheteurs, tout en ayant l'impression d'être des chefs d'entreprise.

Il faut d'abord se procurer le kit de démarrage - 240 francs -, un modeste cartable rempli de catalogues, et ensuite des produits que « l'on ne peut pas vendre si l'on ne les a pas testés ». « Le système incite à la générosité », se défend Gilbert Husson, puisque, « pour réussir, vous avez besoin que les autres réussissent ». Selon lui, le système est même des plus « démocratiques », puisque tous les adhérents de la coopérative FAR, quelles que soient leurs parts, ont droit à une voix à l'assemblée générale.

A voir, car le réseau, lui, n'a aucun moyen de défense. De plus, les dirigeants de la FAR ont aussi des intérêts chez les fournisseurs. André-Pierre Alexandre est directeur commercial et ex-gérant de CAT, qui fournit une carte d'adhérent permettant d'obtenir diverses réductions. Michel Labasor, Lionel Charles et Christian Berg en sont actionnaires. Rémy Comte, membre du conseil d'administration de la FAR, est aussi gérant de La Fontaine gourmande, fournisseur de produits alimentaires. Fabrice Seneca, également au conseil d'administration de la FAR, est directeur commercial de SRDT, produits d'alarme et de téléphonie, fournisseur de la FAR. Jean-Claude Martini, président de la FAR, est formel : André-Pierre Alexandre, Fabrice Seneca et Rémy Comte ne font plus partie du conseil depuis le 16 mars 1996. Il n'empêche qu'à l'heure où nous mettions sous presse, plus d'un an plus tard, le tribunal de commerce n'en avait toujours pas été avisé.

Des cassettes grandiloquentes

Les vendeurs, eux, sont loin de ces montages juridiques et financiers. Ils le savent, ils sont « les pionniers de la troisième voie de la distribution ». Autant dire qu'ils vivent pour l'« amour du produit », l'entretien de la maison avec La Bel-Lande, les crèmes de beauté Borélia et la gamme de soins dentaires Denthylium. Les produits sont les mêmes que ceux du GEPM. Normal, le fournisseur de la FAR, c'est Soladis ; cette société, fondée en 1995 par Edouard Labelle, numéro deux de la chaussure en France et président de la chambre de commerce et d'industrie de l'Eure, n'avait eu pour raison d'être que de reprendre les actifs et l'activité de Cedipac, ex-Groupement, alors en liquidation judiciaire. L'entreprise est toujours sise à l'usine des Jumelles, à Fleury-sur-Andelle, dans les locaux du Groupement. Bref, tout change pour que rien ne change...

Les méthodes de vente et de motivation du personnel sont grosso modo restées les mêmes : des « week-ends de lignée » en lieu et place des anciens « week-ends de rêve », des cassettes toujours aussi grandiloquentes - « Le temps, la vraie richesse » et « De la vision naît l'action », de Michel Labasor -, les mêmes livres - « Comment se faire des amis », de Dale Carnegie, « Votre force intérieure = TNT ».

Seule différence notable, ces « outils de formation » sont produits par des sociétés extérieures à la FAR. Depuis 1995, en vertu d'une loi dite « loi GEPM », les sociétés de vente multiniveau n'ont plus le droit de gagner de l'argent sur la formation. La FAR s'est donc adaptée. Toutefois, les anciens du Groupement font encore circuler les cassettes de l'ancienne équipe. A l'époque, la société GMI (Godzich Marketing International), présidée par Lionel Charles, avait justement fait ses choux gras de tout ce fatras pédagogique qu'elle vendait au prix fort. Pour Lionel Charles, ces mêmes outils restent « la vitamine du moi ». Et d'ajouter qu'il convient, surtout, de rester positif. Il insiste : « ne partager ni ses angoisses ni ses peurs avec personne dans le réseau ». Le règlement intérieur est d'ailleurs clair : « Lors des recrutements, le coopérateur devra avoir présent à l'esprit que certaines personnes projettent facilement leurs fantasmes de réussite grandiose et facile et ont une tendance maladive à anticiper celle-ci en vivant au-dessus de leurs moyens. Ces gens-là sont dangereux, car ils sont inévitablement déçus et finissent toujours par accuser autrui des déboires qu'ils subissent et qu'ils ont eux-mêmes créés. » Autrement dit, ce sont les ratés qui ont plombé le GEPM. Les autres, pour réussir, n'ont de cesse d'assister aux « tribunes de motivation » et autres réunions de formation où des « personnalités exemplaires » leur ressassent inlassablement les mêmes anecdotes de prospérité et de rédemption sociale pour la modique somme de 50 francs.

La FAR, c'est donc le GEPM, profil bas, version postliquidation. Les bibles ont disparu. Plus question de salut, l'heure est à la quête de respectabilité. Les associations de consommateurs, INC et UFC, reçoivent d'ailleurs très peu de plaintes à l'encontre de la FAR. Satisfaits, Jean-Claude Martini et Gilbert Husson n'ont qu'un mot à la bouche : déontologie. Pas de chance, la FAR a été condamnée le 13 mai 1996 pour avoir publié le code de déontologie du Syndicat de la vente directe (SVD) dans un « petit livre bleu ». L'opuscule laissait croire qu'elle était adhérente au syndicat, gage d'honorabilité. Or ses candidatures réitérées sont toujours restées lettre morte.

SURTOUT NE SIGNER JAMAIS AVEC AKEO !!!!!