Sectes
: de la pathologie à la criminalité
ENTRETIEN
DE PASCALE DAVID AVEC JEAN-LOUP ROCHE,
PSYCHOLOGUE ET VICE-PRÉSIDENT DE L’ARIV (1)
Les récents événements qui ont troublé La Réunion
- le rapt d’un adolescent par les adeptes d’une secte - ont révélé un phénomène
qui, s’il n’est pas très répandu dans notre île, a de quoi inquiéter. La
recherche d’une certaine spiritualité peut entraîner des dérives sectaires dont
les conséquences peuvent être graves. Nous avons voulu savoir comment et pourquoi
certains se laissent entraîner vers une secte. Autant de repères qui peuvent aider à
se méfier et à combattre de tels agissements.
Vous
avez étudié le phénomène dans la société réunionnaise et par rapport à
l’environnement Océan Indien : peut-on dire qu’il y a dans la société réunionnaise
des facteurs spécifiques de fragilisation à l’égard des sectes ?
Outre
les facteurs habituels - sociaux, psychologiques... - généralement évoqués,
certains facteurs peuvent favoriser ici l’emprise de sectes. L’histoire, marquée
du sceau de l’esclavage, est porteuse d’un passé qu’il faut “exorciser” en
quelque sorte. Cela peut être fait de différentes manières : on peut le faire sur un
plan culturel, de manière tout à fait pacifique et équilibrée. Mais il peut y avoir
aussi dans l’inconscient collectif une nécessité de recourir à des pratiques plus
clandestines. Un autre facteur est le “mixage” des cultures : cela peut être très
positif, mais quand des cultures se mêlent, il peut aussi y avoir des mélanges de
pratiques syncrétiques pas toujours bien contrôlées. Il y a des rituels très
particuliers ; les uns, très pacifiques, ne posent pas de problème ; d’autres sont
mêlés de sorcellerie et d’occultisme.
La culture créole est empreinte d’une forte religiosité - ce qui peut être très
épanouissant, dans une résultante spirituelle très positive - mais quelquefois, pour
des esprits un peu faibles ou des personnes malades, cela peut prendre un tour
socialement déviant.
Les
personnes fragilisées par une situation précaire sont-elles des cibles plus faciles ?
Il n’y a pas que des personnes défavorisées qui se tournent vers les sectes. Il y a
aussi des personnes issues de milieux favorisés, on devrait très vite le découvrir
quand on connaîtra mieux la secte du « Cœur douloureux et immaculé de Marie ». Il
se pourrait qu’on trouve autour, des gens qui ne sont pas du tout défavorisés,
socio-économiquement parlant, ni en rupture de vie sociale. Et on trouve aussi dans
les sectes des gens qui vivent une situation de grande précarité et de difficultés
accrues par rapport à ce qu’on connaît en métropole. C’est ce qui fait la
complexité des sectes : on y trouve des faibles d’esprit mais aussi des gens supérieurement
intelligents, des gens en état de rupture ou de déséquilibre, un peu marginalisés
mais aussi d’autres très bien ancrés dans une situation sociale plutôt
confortable. C’est très hétérogène et l’on trouve cette hétérogénéité
aussi bien chez les “gourous” que chez leurs adeptes. Certaines interdépendances
sont très difficiles à saisir. La clandestinité de ces organisations, leur
enfermement, rendent encore plus mystérieux le fonctionnement de ces groupes. Il n’y
a pas d’interprétation unique et c’est ce qui rend très difficile une
intervention, et plus encore un travail de prévention et d’information. Et aussi le
traitement des victimes de sectes.
En
tant que victimologue, vous intervenez généralement a posteriori. Comment pensez-vous
qu’il faudrait intervenir, pour étendre la prévention ?
En tant que psychologue clinicien, spécialisé en victimologie, j’ai pu rencontrer
effectivement des personnes, adultes ou enfants, ayant été traumatisées, quelquefois
dans un état délirant, très pathologique. Et en tant que responsable de
l’association réunionnaise de l’Institut de victimologie (ARIV), j’essaie
d’aller vers un travail de sensibilisation et d’information allant dans le sens de
la prévention. Ce n’est vraiment pas simple. Il y a tellement de facteurs qui
interagissent que ce travail ne peut être qu’interdisciplinaire. Il ne peut se
concevoir que sur la base d’un Collectif exerçant sa vigilance. Il faudrait la création
d’une instance départementale qui puisse réunir par exemple les associations de
parents, les enseignants, les juristes, la police, les travailleurs sociaux et un
certain nombre d’associations... C’est en train de s’esquisser. A partir de 1990,
suite à la visite dans l’île de M. Alain Vivien et la création de l’Observatoire
national des sectes, il y a eu une prise de conscience au niveau national. Quand M.
Vivien est venu ici, il y a eu la création de deux antennes d’associations
nationales, l’association de Défense des Familles et de l’individu et le Conseil
contre les manipulations mentales (ADEFI et CMM). Il y a eu une action à un moment
donné, puis elle a été mise en sommeil... Mais les sectes sont toujours là. Il y
aura des victimes, des gens traumatisés, des familles ruinées peut-être. Ce qui
apparaît étonnant dans le cas de cette secte - qui n’est certainement pas la seule
à agir dans l’ombre -c’est qu’elle semble très organisée, très structurée,
avec un réseau qui n’est pas seulement local mais peut-être aussi international.
Peut-on
parler de “réseau international” dans le cas de cette organisation ?
Le “gourou” réunionnais disait être en liaison avec un prophète australien bien
connu. Les déclarations officielles de Juliano Verbard, bien que délirantes, étaient
en référence à l’ordre de Saint-Charbel, en Australie (Nouvelles Galles du Sud) et
le “prophète” William Kamm est lui aussi empêtré dans des affaires de pédophilie...
Il y a de troublantes coïncidences entre les aspects “délinquantiels” de la
conduite de Juliano Verbard et celle de ce “prophète” australien de 57 ans, qui se
considère comme son père spirituel et son référent. Il appelle le groupe du “Lys
d’amour” « les chars d’élite de La Réunion ». C’est ce qu’on trouve en
cherchant dans les liens internet de Juliano Verbard. Ces sectes, dans leur noyau dur,
ne concernent que très peu de gens - surtout à La Réunion - mais Internet fonctionne
à fond ; c’est un des nouveaux moyens des sectes. Je ne sais s’il faut
s’attendre à trouver un réseau international à partir de La Réunion mais en tout
cas le lien avec le prophète australien d’origine allemande, est connu et avéré.
Quand William Kamm s’adresse à Juliano Verbard, il l’appelle “son petit prophète”
et son “Petit Abraham du Nouvel Age”. Des messages ont été envoyés au “Petit
soldat de l’espérance et de la vérité de La Réunion”. Il y a un lien entre eux,
on ne sait pas exactement de quel ordre. Cela n’est peut-être qu’un lien épistolaire,
par courriel, pas nécessairement financier ou autre. Mais un pont est établi. Ce
n’est pas un petit groupe au fonctionnement complètement autarcique ; il y a des
ouvertures sur le monde extérieur. Le groupe de Juliano Verbard communique à distance
par des moyens virtuels avec un centre qui apporte un modèle extérieur.
Les
gourous sont-ils toujours des malades, des psychopathes ?
Il n’y a pas un seul modèle de gourou. Il y en a de très pathologiques, comme
l’ont montré plusieurs affaires qui ont défrayé la chronique en France et surtout
aux Etats-Unis, où l’on a eu beaucoup de cas, et de type très apocalyptique. C’étaient
d’authentiques malades mentaux, dont certains ont été internés en psychiatrie.
C’est vrai que beaucoup sont des paranoïaques mégalomanes, atteints de délires
hallucinatoires, ou des psychotiques. Mais je crois aussi que d’autres
sont de réels escrocs, dotés d’une personnalité certainement difficile, sans que
cela relève de la psychiatrie, et qui ont une intelligence perverse. Que ce soit délirant
ou non, ils exercent une emprise, une influence négative sur leur entourage. Ils sont
en situation de domination et recherchent l’asservissement de leur entourage, dans
une affirmation de soi démesurée. C’est évident
qu’il y a toujours des causes psychologiques, qui permettent d’expliquer - sans les
justifier- les agissements de personnes qui peuvent être véritablement criminelles.
Un exemple en est donné avec le cas du “prophète” réunionnais : il est censé
avoir violé, il a volé et a peut-être organisé le kidnapping. Il est apparemment
dans une dimension autre que pathologique...
Et
du côté des adeptes, comment comprendre que des gens sains se laissent dominer, et a
fortiori qu’ils puissent l’être par des malades ?
Du côté des adeptes, c’est aussi très divers. On dit “ce sont toujours des
victimes”. Certes, elles le sont dans la mesure où elles subissent ce qui se passe.
Elles sont endoctrinées, enrôlées de force, surtout les enfants. Mais il y en a
aussi qui sont exaltés mais qui restent conscients, et qui sont des collaborateurs,
des gens qui participent au phénomène d’emprise.
Du côté des adeptes, il y a ce qu’on appelle les victimes passives, qui deviennent
quelquefois des victimes consentantes et qui peuvent devenir ensuite des collaborateurs
du système d’oppression. C’est ce qui fait la complexité de la situation.
Est-ce
que vous avez des propositions à faire sur la façon d’organiser la prévention du
risque que représentent d’authentiques sectes ?
Je crois qu’il faudrait refaire un état des lieux : combien de sectes, où ? Par définition
elles vont se cacher, mais il en est d’autres qui ne se cachent pas. Les sectes sont
répertoriées ici comme elles le sont au niveau national. Après l’identification de
ces mouvements, il faut voir quels sont les plus dangereux, ceux qui ont la plus forte
charge criminogène.
Il y a des victimes qui ne se signalent pas, mais il y en a d’autres qui osent
parler, qui ont pu s’échapper du système et qui, un peu comme dans les systèmes
maltraitants et incestueux, ont osé prendre la parole. Il faut avoir les moyens de
recevoir ces gens. La consultation de psychiatrie ne suffit pas toujours, il faut
quelquefois des gens formés spécialement à ce mode de prise en charge. Contrer une
emprise, c’est lutter contre une “programmation” du cerveau. Ce sont des
techniques très particulières, pas très bien connues en France d’ailleurs ; elles
sont plus souvent pratiquées au Canada ou en Belgique, où des gens se sont spécialisés
pour ce genre de suivi. Ensuite il faut pouvoir évaluer le degré de dangerosité
d’une secte, ce qui est un peu aléatoire : on passe facilement de “l’angélisme”
au “démoniaque”. Le masque angélique parfait est très souvent présent au départ
de la relation. Cela n’empêche pas ensuite des actions démontrant un aspect
pervers. Parmi les gourous, certains sont dès le départ très exaltés et agressifs.
D’autres sont plutôt d’une extrême amabilité, pour mieux séduire et capter
l’attention des endoctrinés. On peut trouver des cas de figure très divers et on ne
le sait jamais à l’avance.
1.
ARIV : Antenne Réunionnaise de l'Institut de Victimologie.
Note de Psychothérapie Vigilance.
Jean-Loup ROCHE a commencé par enseigner la Psychologie et l'Ethnologie de 1972 à
1977 dans les Universités Paris V et Paris VII. Il a exercé ensuite comme psychologue
clinicien et psychothérapeute à la Réunion de 1977 à 1984. Il a dirigé le Service
Réfugiés au Siège central de la Croix-Rouge Française de 1984 à 1988. De retour à
l'Ile de la Réunion en 1988, il a enseigné à l'Université; en tant que chargé de
mission et formateur en Relations Humaines à l'IRTS, il a développé localement la
Victimologie. Il est vice-président fondateur de l'Antenne Réunionnaise de l'Institut
de Victimologie. Il est expert-psychologue près la Cour d'Appel de St Denis de la Réunion
depuis 1988. Il est l'auteur d'articles en Psychologie et Anthropologie sur l'Afrique
Noire et la Réunion dans des revues de sciences humaines.